LIVRE III (suite)
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FLASH FLASH FLASH
Buenos Aires : Le gouvernement argentin a annoncé dans le courant de l’après-midi que tous les passagers de la navette spatiale détournés vont être incessamment libérés et rapatriés.
Le chef du commando, une femme que l’on ne connaît que sous son romantique nom de guerre, Shéhérazade, placée en résidence surveillée avec ses complices, a réussi à s’évader. On avait antérieurement indiqué au siège du Gouvernement mondial, à Messine, qu’elle avait été tuée lors du détournement.
La décision des autorités argentines d’accorder le droit d’asile aux autres pirates de l’espace agissant pour des mobiles d’ordre politique a été accueillie avec la plus vive réprobation par les dirigeants mondiaux…
Dépêche International News,
6 août 2008.
T. Hunier Garrison étira ses membres noueux et s’enfonça jusqu’au cou dans l’eau brûlante. Son crâne chauve se couvrit de transpiration et voyant la sueur qui lui dégoulinait dans les yeux, l’une des deux petites Orientales qui partageaient avec lui l’hospitalité de la baignoire démesurée lui essuya les sourcils d’un doigt attentif avec un sourire qu’il lui rendit. Sa compagne, debout dans l’eau, prit des huiles aromatiques et des parfums sur l’étagère.
Des tourbillons de vapeur s’élevèrent à l’entrée d’Arlène qui attira à elle un banc de bois et s’assit au bord de la baignoire encastrée dans le sol.
— Ma robe va être toute fripée, dit-elle en tirant sur sa jupe qui dissimulait à peine ses cuisses bronzées.
— Eh bien, tu n’as qu’à l’ôter et nous rejoindre, répliqua Garrison. Il y a largement la place.
— Je n’ai malheureusement pas le temps.
— Comment trouves-tu mes pêcheuses de perles ? C’est Hashimoto qui m’en a fait cadeau tellement il était heureux d’avoir été libéré après le détournement.
Arlène jeta un coup d’œil aux deux filles.
— Elles sont ravissantes.
— Elles peuvent rester cinq minutes d’affilée sans respirer. C’est sous l’eau qu’elles font leurs meilleures prestations.
— Eh bien !
— Tu n’as jamais essayé de souffler dans la trompette sous l’eau ?
Arlène repoussa en arrière ses cheveux flamboyants.
— C’est leur spécialité ?
— Entre autres choses, répondit Garrison avec un sourire libidineux.
— Dites, j’ai parlé avec Steinmetz à Rio…
— Où est ce garçon ?
— Il a disparu sans laisser de trace.
— Mais, sacré bon Dieu, il ne s’est quand même pas volatilisé ! s’exclama-t-il sur un ton si violent que les petites Japonaises sursautèrent et eurent un mouvement de recul. Voyons, reprit-il, il n’a pas pu aller très loin sur un scooter.
— Le pays est vaste.
— Foutaises !
— Et il est avec cette fille du F.R.P., celle qui se fait appeler Shéhérazade. On ne sait d’ailleurs pas trop, semble-t-il, s’il l’a prise en otage ou si c’est le contraire. Apparemment, c’est lui qui a ouvert le feu.
— Je me fous éperdument de savoir qui a fait quoi et à qui. Je veux ce type. Il m’appartient, que diable, et je tiens à le récupérer. Cobb le réclame à cor et à cri. Il a besoin de lui sur Île Un.
Arlène hocha la tête et ses mèches détrempées par la vapeur lui retombèrent dans les yeux.
— Si elle l’aide… ou s’il l’a prise en otage… elle connaît toutes les caches des guérilleros, tous les terroristes d’ici à…
Garrison réfléchit un instant.
— Dans ce cas, je veux aussi la fille.
— Ce ne sera pas facile.
— Tu vas dire à Steinmetz qu’il est viré. Que son lieutenant à Rio prenne sa place. Convoque-le, le Steinmetz, je vais faire un exemple. Et que tous nos correspondants en Amérique Latine se mettent à la recherche du garçon et de la fille. Je les veux tous les deux.
— Autant chercher deux fourmis dans la jungle, objecta Arlène.
— Tu as envie que je te fasse subir le même traitement qu’à Steinmetz ?
— Oh non !
— Alors, fais ce que je te dis.
Elle se leva et Garrison dut rejeter la tête en arrière pour voir ses jambes qui n’en finissaient pas, son corps aux rotondités généreuses, sa figure cramoisie.
— Où vas-tu ?
— Passer les coups de fil que vous voulez que je passe.
— Il y a un appareil là-bas, fit Garrison en désignant quelque chose du doigt au milieu de la buée qui remplissait la pièce. Pas la peine de te déranger. Et déshabille-toi pendant que tu téléphones, enchaîna-t-il avec un nouveau sourire. Quand tu auras fini, j’aimerais que tu viennes nous rejoindre dans la baignoire pour que tu puisses voir combien de temps ces petites sont capables de retenir leur respiration sous l’eau.
Arlène le dévisagea et l’ombre d’une désapprobation lui pinça imperceptiblement les lèvres.
— Et ne fais pas ta mijaurée. Laisse ces petites te travailler au corps et je te montrerai ce que Hashimoto m’a envoyé d’autre. Il s’est aussi souvenu de toi.
— Vraiment ?
Garrison acquiesça. Les deux « pêcheuses de perles » sourirent et dodelinèrent du menton. Elles disparaissaient jusqu’à la taille dans l’eau parfumée et fumante. Elles avaient pour instruction de faire tout ce qu’on leur dirait de faire et de ne pas prononcer un seul mot dans aucune langue à moins qu’on ne leur donne l’ordre de parler.
Un léger sourire retroussa les lèvres d’Arlène.
— Vous êtes un vieux cochon, vous savez ?
— Le fait est, reconnut Garrison avec bonne humeur. Mais, à mon âge, le voyeurisme est à peu près le seul plaisir qui me reste. D’ailleurs, tu es une exhibitionniste. Tu aimes ça. Avoue, insista-t-il avec un soupçon de dureté dans sa voix rocailleuse. Tu aimes te montrer, hein ? Ce n’est pas vrai ? ajouta-t-il comme Arlène s’obstinait dans son mutisme.
— Bien sûr que si, mon chou, répondit-elle enfin tout en déboutonnant son corsage. J’adore.
Bien qu’ils appartinssent tous les deux à la même espèce biologique, Kowié Bowéto et Chiu Chan Liu n’auraient pas pu être plus différents qu’ils ne l’étaient.
Le premier était un colosse dont le front large et bombé dominait deux yeux minuscules et méfiants, toujours en alerte. Au naturel, son expression était renfrognée. C’était un homme qui, d’instinct, attaquait les problèmes bille en tête.
En d’autres temps, Liu, quant à lui, aurait été un philosophe, un sage, un mandarin. Frêle et menu, c’était un taciturne. On aurait presque dit un ascète.
Ils étaient dans l’appartement de fonction qu’occupait le Chinois au siège du Gouvernement mondial à Messine. La peinture sur soie qui ornait l’un des murs et le vase précieux qui trônait dans un coin étaient les seuls éléments exotiques de la pièce par ailleurs décorée de chromes, de plastique et de verre conformément au style occidental contemporain comme tous les autres logements des fonctionnaires du G.M.
— Mais il se remet de son attaque, était en train de dire Bowéto, affalé dans un fauteuil résille en plastique, une chope de bière brune posée sur la table basse devant lui.
Liu était assis sur une chaise droite garnie de peluche, un verre de la taille d’un dé à coudre rempli de vin d’abricot à portée de la main.
— Il a plus de quatre-vingts ans, murmura-t-il. Il n’en a plus pour bien longtemps.
Bowéto haussa les épaules.
— Eh bien, l’Assemblée élira un nouveau directeur.
Liu inclina à peine la tête d’un centimètre.
— Avez-vous réfléchi aux noms des éventuels candidats ?
Les yeux de l’Africain se rétrécirent.
— Un peu.
— Il serait peut-être… utile que nous passions en revue les possibilités pour nous entendre sur une seule et même personne, reprit doucement Liu. Si nous arrivions à un accord, vous et moi, nous parviendrions certainement à convaincre le gros de la délégation africaine et de la délégation asiatique de voter pour elle et elle serait selon toute probabilité notre prochain directeur.
Bowéto, l’air songeur, avala une gorgée de bière.
— Quels sont, selon vous, les candidatures les plus vraisemblables ?
Liu se permit un imperceptible sourire.
— Je crois que ni Williams ni Malékoff n’ont de chances. L’Assemblée redouterait que se rouvrent les vieilles plaies de la Guerre froide si elle élisait un Américain ou un Russe.
— Peut-être. Et al-Hachémi ?
— Je ne pense pas que le directoriat l’intéresse mais je peux me tromper. S’il se présentait aux suffrages de l’Assemblée, ce ne serait, à mon sens, qu’une simple manœuvre destinée à obtenir des concessions en échange du soutien qu’il apporterait à un autre candidat.
— Andersen ?
— Andersen est un administrateur compétent. Le bloc européen votera pour lui et les Américains aussi, si Williams n’est pas partant. Il est respecté, aimé même, par beaucoup de nos collègues.
— Mais vous ne souhaitez pas le voir occuper ce poste.
Ce n’était pas une question mais l’énoncé d’un fait.
— J’ai un autre candidat en tête.
— Qui ?
— Vous, bien sûr.
Les yeux de Bowéto se mirent à scintiller. Avec quelle facilité son visage trahit ses sentiments ! se dit Liu.
— Accepteriez-vous d’assumer cette responsabilité ?
— Le bloc asiatique voterait-il pour moi ? contra Bowéto.
— Je ferais de mon mieux pour qu’il en aille ainsi.
L’Africain porta à nouveau la chope à ses lèvres.
— Il faut que je réfléchisse, évidemment. C’est une éventualité à laquelle je n’avais jamais pensé.
Mais son visage hurlait : Oui, oui, oui !
— Mais tout cela, c’est pour l’avenir, reprit-il en reposant la chope presque vide sur la table. Qu’allons-nous faire en ce qui concerne les problèmes de l’heure auxquels nous sommes confrontés ? El Libertador…
— Al-Hachémi a négocié avec lui la libération des otages de la navette. Il suit l’affaire.
— Mais El Libertador était derrière l’insurrection sud-africaine. Et la fille du F.R.P. qui dirigeait le coup de main a pris la fuite. Il l’a sûrment aidée à s’évader. Et il accorde l’asile politique à ses complices !
— Ce n’est pas d’une importance majeure. Ce sont d’insignifiants rebelles qui ne comptent guère. Il faut impérativement que nous agissions sans ménager nos efforts pour que le directoriat passe des mains impotentes et séniles de De Paolo à celles d’un leader vigoureux et capable. Alors seulement nous pourrons nous occuper comme il convient des rebelles et des révolutionnaires.
Bowéto se renfrogna, puis il sourit.
— Je suppose que vous avez raison, dit-il.
Ils avançaient obstinément à travers la tempête et la pluie froide sur une route étroite, pleine de creux et de bosses, trempés jusqu’aux os. Le tonnerre les assourdissait et les éclairs qui fusaient comme des langues de serpents illuminaient fugitivement le paysage de leur aveuglante clarté bleue avant de s’évanouir dans les ténèbres.
David sentait Bahjat frissonner. Au bout de quelques kilomètres, il lui dit de s’arrêter sur le bas-côté. La pluie était si violente que l’on ne voyait quasiment rien au-delà du cercle de lumière que projetait le phare du cyclo.
— Il faut trouver un endroit pour nous mettre à l’abri, cria-t-il pour dominer le fracas du tonnerre.
Les cheveux de la jeune fille se plaquaient sur ses joues. Des gouttes ruisselaient de son nez et de son menton. Ses vêtements qui lui collaient au corps épousaient ses formes, dessinant son nombril, le bout de ses seins, ses côtes.
— Il n’y a rien par ici, lui répondit-elle. Et il ne faut pas s’arrêter. Ils nous rattraperaient.
— Pas par une tempête pareille.
— On ne peut pas s’arrêter, répéta-t-elle.
— Alors, laissez-moi au moins conduire.
David prit le guidon et Bahjat monta à son tour en croupe. Elle grelottait et claquait des dents. Penché en avant, David s’efforçait de distinguer la route derrière les nappes de pluie semblables à un mur.
C’était terrifiant et, en même temps, exaltant. Il avait lu des livres qui parlaient des tempêtes, il avait vu des enregistrements d’ouragans et de tornades. Mais, cette fois, c’était bien réel. La pluie glacée qui le cinglait l’obligeait à plisser les paupières qui n’étaient plus que deux fentes étroites. Le tonnerre était partout, effrayant, faisant trembler le sol. Les éclairs qui déchiraient l’obscurité lui lancinaient les nerfs.
Pas étonnant si nos ancêtres rendaient un culte aux éclairs et au tonnerre. Ils nous réduisent à l’insignifiance. Je suis une fourmi, une bactérie, une molécule en débandade. Leur puissance épouvante et incite à les adorer. Leur puissance et leur beauté. Ce sont des dieux, des divinités visibles infiniment plus grandes et plus puissantes que nous.
Puis son pragmatisme reprit le dessus et David s’inquiéta : dans l’immensité de cette pampa nue comme la main, sans un seul arbre, n’attireraient-ils pas la foudre ? Nous devrions faire halte et nous allonger au bord de la route le plus loin possible de cette bécane toute en métal.
Mais il continua de rouler tandis que Bahjat, secouée de frissons, se cramponnait à lui.
Enfin, la pluie cessa. Les nuages se dispersèrent, laissant apparaître un ciel d’une limpidité de cristal constellé d’étoiles. Comme la batterie ne pourrait pas tenir toute la nuit sans être rechargée, David commença à scruter l’étendue dans l’espoir de découvrir une bourgade, un hameau, une maison isolée, mais en vain. D’un horizon à l’autre, rien que les ténèbres.
L’aube était proche quand ils aperçurent finalement une bicoque perchée sur une hauteur à l’écart de la route. David braqua son guidon et se dirigea vers elle. La machine cahotait dans l’herbe. Ce fut le moment que la batterie choisit pour rendre l’âme et force lui fut de faire la dernière partie du voyage en pédalant – les dents serrées et les mollets douloureux.
— Mettez… la bécane à l’intérieur. Il ne faut pas… qu’on la voie… du haut des airs.
Une terrible lassitude perçait dans la voix de Bahjat et, dans la grisaille du jour qui pointait, son visage terreux trahissait son épuisement.
C’était une vieille cabane utilisée comme refuge par les vaqueros à une époque où il n’y avait ni hélicoptères ni électrocyclos. Apparemment, elle servait parfois aux campeurs de hasard car elle tenait encore debout et les murs de bois de l’unique pièce, s’ils avaient besoin d’être repeints, étaient étanches. Il y avait quatre couchettes et même quelques boîtes de conserve sur la planchette au-dessus de l’évier. La baraque avait été construite au-dessus d’un puits à en juger par l’antique pompe à main qui flanquait celle-ci.
Bahjat était agitée de tremblements incoercibles et dès qu’elle se fut allongée sur l’une des couchettes, elle se mit à tousser.
— Vous avez attrapé un rhume, dit David en tâtant son front brûlant. Peut-être même pire.
— Et vous ? s’enquit-elle entre deux quintes.
— Moi, ça va.
— On ne peut pas rester ici longtemps.
— Vous ne pouvez pas non plus voyager si vous êtes malade.
— Si… je pourrai.
David alla passer les boîtes de conserve en revue. Presque toutes étaient autochauffantes. Il ouvrit le couvercle de deux boîtes de potage et d’une de ragoût de viande dont le contenu se mit immédiatement à grésiller et, s’asseyant sur le bord de la couchette, il aida Bahjat à boire un peu de bouillon. À même la boîte car il n’y avait ni assiettes, ni couverts, ni bols.
Et pas davantage de médicaments.
— La route…, balbutia-t-elle. On pourrait faire de l’auto-stop… Il doit sûrement passer des camions…
— Qui ont des talkies-walkies et notre signalement détaillé aimablement fourni par la police, l’armée ou que sais-je encore !
Quand Bahjat eut avalé quelques bouchées de ragoût, sa toux s’apaisa. David finit ce qui restait sans tenir compte des faibles protestations de la jeune fille : elle redoutait de le contaminer s’il mangeait dans le même récipient qu’elle. Lorsqu’il eut bu le potage, il remplit deux boîtes d’eau fraîche et claire à la pompe et les posa à côté de Bahjat.
— Maintenant, dormez un peu. C’est ce que je vais faire moi-même.
— J’ai froid.
David eut beau fouiller soigneusement la cabane, il ne trouva pas de couvertures, pas même de draps. Le soleil qui entrait par la fenêtre était chaud mais il n’allait pas jusqu’à la couchette encastrée dans le mur et, par conséquent, inamovible. En désespoir de cause, il déshabilla Bahjat, étendit ses vêtements mouillés par terre au milieu de la flaque de soleil et revint vers elle.
On dirait un bébé moineau, fragile et ravissant, songea-t-il en regardant son corps nu. Il s’allongea à côté d’elle et la prit dans ses bras. Elle se pelotonna contre lui. Elle avait encore des frissons. David entreprit de lui masser le dos et les fesses. Après avoir toussé plusieurs fois, elle s’endormit. Il en fit autant. La fatigue était plus forte que le désir : telle fut sa dernière pensée avant de sombrer dans le sommeil.
Ce fut un bruit de moteur qui le réveilla. Il ouvrit les yeux, tous ses sens en alerte. Les tuiles de bois servant de plafond, Bahjat dans ses bras et le puissant grondement d’un moteur à explosion qui se dirigeait vers la bicoque… ce n’était pas un électrocyclo. Ni un hélicoptère. Un camion, peut-être.
Il se dégagea doucement pour ne pas réveiller la jeune fille endormie dont la respiration était rauque et sifflante. La tache de soleil s’était déplacée mais les vêtements posés sur le plancher étaient secs. Il en recouvrit précipitamment le corps nu de Bahjat avant d’enfiler son pantalon et sa chemise.
Par la fenêtre, il pouvait voir la route qui s’étirait, toute droite, jusqu’à l’horizon. Un gros camion poussif s’y traînait. D’après ce que proclamaient les mots peints sur ses flancs blancs – DON QUIXOTE CERVESA –, il transportait de la bière dans ses entrailles réfrigérées.
Pas moyen d’aller jusqu’à la route pour l’arrêter, se dit David. Mieux vaut, d’ailleurs, ne pas même essayer : ce serait probablement une erreur. Mais elle a besoin d’un médecin ou, au moins, d’une pharmacie.
Il se retourna. Bahjat était en train de s’asseoir sur la couchette, une main cachant ses seins, l’autre tenant l’épaule opposée comme si elle posait pour un peintre. Mais elle avait les yeux cernés et une toux déchirante la secouait.
— Il ne faut pas rester là, dit-elle.
— Je sais.
— Il passera d’autres camions.
— Mais ils ont la radio et ils préviendront la police.
Elle réussit à sourire.
— Je vais vous apprendre comment un maquisard qui connaît son métier fait du camion-stop.
David, tapi sur la berme, attendait, crispé. Il avait cru à maintes reprises entendre des moteurs mais, chaque fois, ce n’avait été que son imagination qui lui jouait des tours. À un moment donné, un hélicoptère le survola et il se cacha avec le cyclo dans les hautes herbes jaunâtres qui poussaient le long de la route. Apparemment, l’hélico n’y vit que du feu car il s’éloigna sans même se donner la peine de tourner en rond au-dessus du site.
Enfin, David perçut réellement le bruit d’un poids lourd qui approchait. Il se retourna. Bahjat était sur le toit de la cabane. Elle leva le bras et disparut à sa vue. David alla alors déposer la bécane au milieu de la chaussée.
— Espérons que ça marchera, murmura-t-il en étreignant la crosse du pistolet glissé dans sa ceinture.
C’était la seule solution qui resterait si le camion ne s’arrêtait pas.
Il se rua ventre à terre en direction de la cabane. Bahjat arriva en courant à sa rencontre. Il la prit dans ses bras et rebroussa chemin. Elle voulut protester mais une quinte de toux la réduisit au silence.
Tous deux se cachèrent derrière le talus à une dizaine de mètres de la bécane abandonnée.
Le camion freina avec force halètements. Le chauffeur et son aide descendirent nonchalamment de la cabine et s’abîmèrent dans la contemplation du cyclo. Ils échangèrent un coup d’œil, haussèrent les épaules et scrutèrent la plaine. David et Bahjat s’aplatirent encore davantage au sol.
Le plus grand des deux routiers se gratta le crâne et dit quelque chose en espagnol. Cela ressemblait à une question. Et il avait prononcé le mot terroristas. L’autre se mit à rire et tendit le doigt vers le véhicule. Son collègue hocha la tête et dit encore quelque chose. Où il y avait le mot policia. Le plus petit des deux hommes cracha par terre.
— Policia ! Pah !
Après avoir encore échangé quelques propos, ils relevèrent la bécane et la poussèrent jusqu’à l’arrière du camion. Le grand chauffeur avait l’air beaucoup plus hésitant que son collègue qui forma allégrement la combinaison numérique pour ouvrir le hayon. David surveillait attentivement les mouvements de ses doigts.
Ils soulevèrent la machine en ahanant, la chargèrent dans la remorque, refermèrent bruyamment les battants de la porte et remontèrent dans la cabine. Tirant Bahjat par le bras, David s’élança. La jeune fille porta sa main libre à sa bouche et se plia en deux tandis que son compagnon composait le code de la serrure à combinaison. La porte de la remorque se rouvrit.
Le camion redémarra au moment où David aidait Bahjat à se hisser. Il dut courir pour rattraper le véhicule et y grimper d’un rétablissement. Il referma la porte lentement, soigneusement. La serrure cliqueta.
Il faisait noir à l’intérieur et il fallut un certain temps pour que leurs yeux s’accoutument à l’obscurité. Ils étaient environnés de piles de caisses en plastique transparent à travers lesquelles on distinguait vaguement des meubles dans la pénombre.
— Dommage que tout soit emballé, dit David d’une voix forte pour dominer le bruit des pneus et du moteur. Il y a tout le confort qu’on peut souhaiter, ici. Des divans, des fauteuils…
— C’est merveilleux, fit Bahjat dans un soupir guttural. Nous sommes en sécurité… pour le moment.
Et elle s’effondra dans les bras de son compagnon.